L’Armenie incomprise et abandonnée
joelle fiss 10 janv 2023
Entre la guerre en Ukraine, les exécutions en Iran, l’instabilité au Brésil… et mille autres actualités, il est facile d’oublier la solitude d’une Arménie invisible, incomprise et abandonnée.
Voici quelques rappels et une réflexion sur la minimisation des crimes et la politisation de la mémoire.
La transmission de la mémoire du génocide de 1915-1916 participe de l’identité arménienne et elle prend une place aussi importante que celles de la culture, de la religion ou de la langue. Impossible d’échapper à environ 1,3 millions de morts: œuvrer pour la mémoire est le combat d’une vie et donne un sens à ses actions.
Rappelons-nous que le terme «génocide» n’était même pas connu lors de l’extermination des Arméniens, puisque le juriste Raphaël Lemkin a inventé ce mot vers 1944, notamment en étudiant les cas de persécutions cycliques de l’Arménie (1894, 1909, 1915). Il a aussi activement promu la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide après la Deuxième Guerre mondiale.
Dans une citation discutée par les historiens, Hitler aurait même évoqué le génocide arménien pour justifier l’extermination des juifs. S’adressant à une audience en 1939, il aurait dit: «Ce n’est qu’ainsi que nous obtiendrons l’espace vital (Lebensraum) dont nous avons besoin.» Qui, après tout, parle aujourd’hui de l’anéantissement des Arméniens?
Chaque génocide a ses similitudes et ses spécificités. La déshumanisation des victimes revient à chaque fois. Le fait que de nombreux Arméniens aient dû cacher leur identité pour survivre est aussi un facteur constant pour tous les survivants. Un autre dénominateur commun est la nécessité de rétablir vérité et justice, qui est une condition sine qua non pour avancer à l’avenir dans la sérénité.
En parallèle à la tâche (déjà colossale) de rétablir vérité, justice et réparations, il y a les luttes quotidiennes pour résister aux discours révisionnistes, voire négationnistes, qui s’immiscent dans le discours public, ici ou d’ailleurs. Il faut clarifier à chaque opportunité les faits historiques.
Joël Kotek, historien et spécialiste des génocides, évoque deux axes majeurs du négationnisme officiel de l’Etat turc, qui joue un rôle important dans le récit national du génocide arménien. Il ressemble beaucoup à la distorsion de la Shoah: d’une part, il y a la minimisation du crime et d’autre part, la criminalisation des victimes. Les deux axes agissent simultanément pour alléger le fardeau de la culpabilité.
D’abord, les crimes commis sont minimisés. Cela ne signifie pas que les pertes de vies arméniennes, entre 1915 et 1916, ne soient pas reconnues. Mais la moitié de l’histoire est racontée. On n’évoque pas la nature intentionnelle des massacres aux plus hautes instances du pouvoir. On parle d’une «guerre» où des populations auraient été «déplacées». En gros, tout le monde a souffert lors de cette période inflammatoire de la Première Guerre. Y compris les Arméniens – mais «pas seulement».
Ce récit néglige l’élimination délibérée de la population. On n’évoque pas les phases consécutives qui avaient été intentionnellement mises en place par les autorités: les élites d’origine arménienne ont d’abord été visées, puis les hommes en âge d’être des combattants ont été éliminés car considérés comme «traîtres» à la nation. Enfin, la totalité de la population a été expulsée sur les routes, où hommes, femmes et enfants ont rencontré maladies et famines jusqu’à la mort. Les survivants de ces marches ont été ensuite déportés dans des camps. On est loin d’une population simplement «déplacée» par la guerre.
Deuxièmement, il y a l’utilisation politique de l’Histoire. L’actualité politique s’y immisce et on cherche à lui donner du sens. On jette un discrédit moral sur le présent, pour atténuer les erreurs du passé. Dans le cadre du conflit complexe du Haut- Karabakh, manipulé par des alliances de puissances calculatrices, il s’agit de simplifier à outrance la question. Les Arméniens sont transformés en bourreaux et ils commettent des crimes contre les Azéris. Cela ressemble aux juifs qui sont aussi devenus des bourreaux et qui commettent des crimes nazis contre les Palestiniens aujourd’hui au Proche-Orient. En fin de compte, l’on fait circuler l’idée que «tout le monde fait des erreurs» et que les misères s’égalisent (et se neutralisent). C’est la politisation de la mémoire.
Contrairement à l’Allemagne, qui a effectué un travail singulier exceptionnel sur sa mémoire nationale, le récit national turc d’aujourd’hui recule devant ce type d’introspection. La Turquie aurait tout à gagner à plonger et à travailler sur ce passé, la rendant plus forte. Cela lui permettrait de se connecter avec la tradition d’ouverture et de tolérance de la culture ottomane, et de participer à des débats sur son histoire fascinante.
Aujourd’hui, la solitude des Arméniens est criante, alors que les médias sont curieusement discrets. Le contexte international y est pour beaucoup puisque les Russes garantissent généralement la sécurité de l’Arménie et ils sont mobilisés par la guerre en Ukraine. Face à la crise énergétique mondiale, les Azéris jouent un rôle incontournable pour l’approvisionnement du gaz. Rien donc ne pousse les acteurs de la communauté internationale à se préoccuper du conflit actuel dans le Haut-Karabakh. D’ailleurs, c’est probablement la raison même de son re-déclenchement en 2022.
Or, n’oublions pas que cette Arménie fragile joue un rôle important pour fédérer la diaspora arménienne et pour promouvoir la mémoire. Même en ces temps obscurs, sur fond d’une actualité complexe et parfois peu lisible, elle ne doit pas oublier sa vocation d’éclairer l’Histoire, comme une lueur fragile.