La trajectoire d’une députée débutante
joelle fiss 03 mars 2023
Septembre 2019. J’ai les mains moites. Je n’ai pas bien dormi la veille. Demain, c’est la prestation de serment pour devenir députée suppléante. Un sentiment de gravité m’inonde. En rentrant dans la salle du Grand Conseil, les regards se tournent. «C’est qui, elle?» se demande-t-on, en me scrutant. Je jure solennellement sur la Constitution genevoise de prendre pour seuls guides dans l’exercice de mes fonctions les intérêts de la République; de ne jamais perdre de vue que mes attributions ne sont qu’une délégation de la suprême autorité du peuple; de maintenir l’honneur, l’indépendance et la prospérité de la patrie; de garder le secret sur toutes les informations que la loi ne me permet pas de divulguer… A peine me suis-je assise,
dans un bourdonnement et un buzz permanents, que le président de séance appelle à voter. Dans la confusion qui est mienne, un voisin m’indique les boutons vert et rouge. On entend détoner un fracas de «pour», des «contre» et des «abstention». Ça va vite. Rouge. Vert. Vert. Rouge. Jaune.
Place au premier caucus de mon parti politique, les libéraux-radicaux. C’est un moment charnière où les positions se définissent et les arguments s’affinent, avant de les articuler publiquement lors de la prochaine séance plénière. C’est principalement là, où les positions de chaque groupe politique sont prises. Un moment incontournable où il faut définir la ligne. Au sein du caucus, pour ou contre? Une fusée de bras se hausse d’un coup. Je m’abstiens. Le poids de trancher rapidement sur autant de thèmes m’est contre-intuitif. Au bout de deux réunions, je me rappelle avec tendresse le défunt député Rolin Wavre, qui me dit: «Tu dois arrêter de t’abstenir maintenant, Joëlle. Le temps est venu de prendre des positions». Il faut donc pousser la porte, défendre ses idées, les assumer et convaincre. Il faut aussi accepter de perdre les débats – un défi salutaire pour l’ego. Apprendre à perdre est certainement une compétence où je dois progresser!
Mon second défi immédiat, c’est de «désapprendre» les procédures parlementaires qui me sont les plus familières, même automatisées – celles du Parlement européen, où j’ai travaillé six ans. C’est plus fort que moi, je compare les règles en permanence, jusqu’à ce qu’un jour, la méthode genevoise domine mon esprit et que les réflexes bruxellois se fanent. Au fur et à mesure de la législature, on essaie de forger sa propre identité politique. La mienne, je la veux reconnaissable, consistante, authentique. Pour survivre, je me décrète une série de lois non négociables: s’attaquer aux idées, pas aux personnes. Ne pas avoir une opinion sur tout. Choisir les médias traditionnels plutôt que de polémiquer sur les réseaux sociaux. Ouvrir des discussions à l’intérieur de sa famille politique – les coulisses sont aussi importantes que de s’exprimer en public.
Progressivement, l’on réalise qu’on a une voix, qu’elle peut même être (parfois) écoutée! Notre objectif, c’est évidemment qu’elle puisse peser. Mais pour cela, il faut le mériter. Et pour le mériter, il vaut mieux maîtriser les dossiers. Pour le PLR, la performance est la clé pour gagner le respect.
Septembre 2021. Je deviens membre titulaire. C’est-a-dire que je ne remplace plus les députés momentanément indisponibles mais je siège pleinement en tant que membre de trois commissions parlementaires. On me confie les droits politiques, les affaires sociales, l’enseignement supérieur. Enfin, je peux suivre des dossiers du débat à la fin, c’est-à-dire de la proposition initiale au vote final. La qualité du travail parlementaire est plus ciblée et la vie politique s’accélère. Je signe un premier rapport de «majorité», où le député est en quelque sorte le porte-parole de la position majoritaire de la commission, tous partis confondus. Puis, vient un rapport de «minorité» où la position peut être exprimée de façon plus libre et politique parce qu’elle représente un avis divergent.
L’aspect humain se transforme aussi. La commission devient une salle de classe où l’on voit certains collègues régulièrement. On s’instruit sur leurs idées, leurs arguments et leurs personnalités. En plénière, il y a aussi des dynamiques. On y croise des personnalités clichés: le colérique, l’extravertie, la consciencieuse, le meneur. Une salle remplie de caractères forts, épicés et sucrés-salés.
Participer et observer à la fois, quel plaisir!